Au vieux clocher de l'Observance
Doigt de pierre levé pour nous montrer le ciel,
Sourire du passé plus doux que n'est le miel
Frère chétif du lourd clocher de la paroisse,
Ton manteau de calcaire au poids des ans se froisse.
Lapidaire vieillard, j'ai peine à voir l'affront
Que le temps injurieux marque à ton triple front.
Sur les vagues de toits formant le paysage,
Tu dresses la beauté d'un corps et d'un visage
Au point que si, plus tard, tu croulais, délabré,
Je sens que mon pays serait défiguré!
Plusieurs fois, chaque jour, je contemple ta face
Qu'ont modelée avec amour ceux de ma race,
Jadis, au temps mystique et des siècles de foi.
A l'heure où tu naissais, alors qu'étais-je, moi?
Tandis qu'un fier prélat de ses mains bénies
Scellait la prime dalle avec cérémonies,
Par la filiation des aïeux dans quel sein
Mon âme germait-elle, et dans quel clair dessein?
Alors que s'inclinait la foule des fidèles
Dans un cantique frémissant comme un bruit d'ailes
Et que l'évêque avait, près des fondations,
L'air de faire germer des murs dans ces sillons
Avec le grain semé de la première pierre,
J'étais l'atome obscur de biblique poussière...
Les mains de mes pieux ancêtres ont pétri
Ce temple harmonieux que d'aucuns croient flétri.
Comme j'avais déjà de mon sang dans leurs veines
Et mon âme inquiète éparse dans leurs peines,
Avec eux j'ai peiné pour élever ta tour.
Et comme eux j'ai voulu ta fine flèche à jour
Bien aigue et bien haute afin que s'en élancent
Vers le lointain les sons qui percent le silence
Par tes cloches d'airain, afin que leur chanson
Dépasse notre ouie et jusqu'à l'horizon
-pour enjoliver mieux les choses de la Terre-
Aille y coudre le ciel par un fil de prière.
Oh! Je sais bien qu'il est, en des lieux exaltants,
Des clochers plus fameux - orgueil du Bon Vieux Temps-
Et que la gloire dore autant que la lumière!
Je sais bien que Rouen a dentelles de pierre
Pour couronner sa tour, que Venise a Saint Marc,
Florence ses deux cents campaniles dont l'art
Est si pur qu'on y sent flotter un air céleste,
Que Strasbourg est plus haut, que Reims a plus beau geste
Pour étreindre les coeurs et pour ravir les yeux,
Mais ne me dites pas qu'il faut choisir entre eux!
J'aime mon vieux clocher, sa paroi qui s'effrite
Où l'Histoire de mon pays se trouve écrite
Et je suis semblable alors au paysan comblé
Trouvant meilleur le pain qu'on fait avec son blé!
Lorsque, au bout de mes jours - dont nul ne sait le nombre
La terre m'aura pris dans son éternelle ombre,
Clocher, fais moi porter ta chanson par le vent
Du serein angélus et du glas émouvant.
Quand la meule du temps aura fini par moudre
Tes pans de murs après mes os réduits en poudre,
Le mistral jettera nos cendres aux lointains
Sur la route poudreuse où rêvassent des pins
Et nos âmes, passant du sol à leurs racines,
S'exhaleront dans le parfum de nos collines!
Georges SICARD (Nov.1931)